Dans le dernier volet d’une série en trois parties, l’ancien vice-président syrien Abdul Halim Khaddam révèle que le frère de Bachar al-Assad, Maher, a trompé Rafic Hariri avant son assassinat.
Al Majalla
Pour marquer le 20e anniversaire de l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri, survenu le 14 février 2005, Al Majalla dévoile des extraits des mémoires de l’ancien vice-président syrien, aujourd’hui décédé, Abdel Halim Khaddam, bientôt publiés par Raff Publishing, une filiale du Saudi Research and Media Group. Khaddam est décédé à Paris en 2020.
Ces mémoires offrent un aperçu intime des coulisses du pouvoir durant une période charnière de l’histoire syrienne et libanaise. Khaddam y relate notamment sa dernière conversation avec Hariri, au cours de laquelle il lança des avertissements qui restèrent sans réponse avant l’assassinat du dirigeant libanais.
Après la démission d’Hariri et son départ du Liban, il fut la cible d’une vaste campagne politique et médiatique orchestrée par les fidèles du régime syrien et les services de sécurité en Syrie comme au Liban. Mais, selon Khaddam, « plus les attaques s’intensifiaient, plus la popularité d’Hariri grandissait ».
Khaddam souligne que Hariri avait renforcé ses liens avec le leader druze Walid Joumblatt ainsi qu’avec les factions chrétiennes représentées au sein de la coalition de Kornet Chehwan. Début octobre 2004, une tentative d’assassinat visa le responsable politique libanais Marwan Hamadé, proche de Joumblatt.
« Le message était clair », écrivit Khaddam. « Il s’agissait d’un avertissement adressé à tous ceux qui osaient s’opposer au président (libanais) Émile Lahoud. » Le lendemain de l’attentat, Khaddam contacta le général de brigade Rustum Ghazalé, chef du renseignement syrien au Liban, et lui annonça qu’il se rendait à Beyrouth pour rendre visite à Hamadé.

Le général de l’armée syrienne Fayez al-Haffar (2e à partir de la droite) et le général Rustum Ghazalé, chef du renseignement militaire syrien au Liban (à droite), reçoivent un cadeau d’adieu du chef du Hezbollah, le cheikh Hassan Nasrallah, à Beyrouth, le 19 avril 2005.
« À mon arrivée à l’Hôpital de l’Université Américaine de Beyrouth, j’ai été accueilli par Joumblatt, de hauts responsables et le neveu de Hamadé, le journaliste Gebran Tuéni », écrit Khaddam. Hamadé était en salle d’opération, et Khaddam lui transmit ses condoléances les plus sincères. « Hamadé n’était pas seulement une personnalité politique, mais aussi un ami proche », ajouta-t-il.
Complots et avertissements
Khaddam avait autrefois été chargé du dossier libanais à Damas, mais il s’était entre-temps largement retiré des affaires libanaises, surtout après la récente démission de Hariri, et avait choisi de garder ses distances. Pourtant, il se disait de plus en plus préoccupé par la gestion erratique du dossier libanais par Bachar al-Assad.
« À la mi-janvier 2005, nous avons tenu une réunion de la direction du Parti Baas au palais présidentiel », écrit-il. « L’ordre du jour était ordinaire, centré sur des questions internes au parti. Puis, sans avertissement, Bachar al-Assad déclara : “Il y a un complot américano-français contre la Syrie, et Rafic Hariri y est impliqué.” »
Khaddam fut stupéfait, tout comme les autres hauts responsables présents. Deux jours plus tard, il rencontra l’ancien ministre libanais de la Défense, Mohsen Dalloul, à qui il confia un message d’avertissement pour Hariri : « Dis-lui que sa situation devient de plus en plus dangereuse. Je lui conseille très vivement de quitter immédiatement le Liban. »
Alors que les tensions montaient, une figure inattendue tenta de jouer les médiateurs : Maher al-Assad, le frère cadet de Bachar et commandant de longue date de la 4e division blindée d’élite de l’armée syrienne, connu pour son tempérament explosif.
Le 8 février 2005, Khaddam se rendit à Beyrouth pour des examens médicaux à l’Hôpital de l’Université Américaine. Plus tard dans la journée, il déjeuna avec Hariri à son domicile. « Hariri était visiblement anxieux », se souvient Khaddam. « Il m’a interrogé directement au sujet du message que j’avais transmis par l’intermédiaire de Mohsen Dalloul. Je lui ai expliqué la gravité de la situation et je l’ai de nouveau exhorté à partir immédiatement. »
Mais Hariri hésita : « J’ai des élections… Comment puis-je abandonner mon peuple et partir ? » Khaddam lui répondit franchement : « Ta vie est plus importante que les élections. Ta famille est plus importante que la politique. » Hariri demanda alors quel rôle Maher al-Assad jouait dans tout cela. Khaddam répondit : « Maher n’a aucun rôle politique autonome — il exécute les ordres de son frère. Pourquoi cette question ? »
Hariri révéla qu’il avait reçu une démarche inattendue. « Awni al-Kaaki, le propriétaire du journal Al-Sharq, est venu me voir comme émissaire de Maher al-Assad. Il m’a dit que Maher souhaitait établir une relation avec moi, qu’il était prêt à résoudre mes différends avec Bachar et qu’il me considérait comme un ami fidèle de la Syrie. »
Khaddam n’y crut pas. « Je te conseille vivement d’être prudent et de quitter le Liban immédiatement. » Hariri révéla alors que les services de sécurité libanais avaient considérablement réduit son dispositif de protection. « J’avais cinquante gardes du corps. Ils en ont retiré la plupart, il ne m’en reste que six. » L’assassinat de Hariri, quelques jours plus tard, ébranla le Liban jusqu’à la moelle et bouleversa à jamais son paysage politique.
Flash info
Fin octobre 2004, Khaddam n’était plus en contact direct avec Bachar al-Assad, communiquant désormais par l’intermédiaire du chef de cabinet de ce dernier, Mohammed Daaboul (Abou Salim), ou par écrit.
Évoquant le jour de l’assassinat de Hariri, Khaddam raconte qu’il se trouvait en réunion avec la direction du Parti Baas à Damas, et qu’un téléviseur était allumé. « Soudain, une alerte info s’afficha à l’écran : une énorme explosion à Beyrouth, près de la Banque britannique. » Quelques instants plus tard, les rapports confirmèrent que le convoi de Hariri avait été visé, tuant l’ancien Premier ministre, ses gardes du corps et plusieurs civils libanais.
Un homme fuit le lieu d'une explosion à Beyrouth le 14 février 2005. L'ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri a été tué dans l'énorme explosion dans le centre de Beyrouth.
« Je suis rentré chez moi. Toute ma famille était accablée de chagrin », se souvient Khaddam (ses fils étaient des partenaires d’affaires de Hariri au Liban et en Arabie Saoudite, et l’une des petites-filles de Khaddam s’était mariée avec le fils de Hariri).
Il dit à Daaboul qu’il se rendrait à Beyrouth le lendemain pour présenter ses condoléances à la famille de Hariri. Quelques minutes plus tard, Daaboul répondit avec la réponse de al-Assad : « Si tu y vas, fais-le à titre personnel. Le président a déjà présenté ses condoléances au président Lahoud. » Daaboul voulait également savoir que Khaddam ne ferait aucune déclaration à la presse.
Khaddam se rendit à Beyrouth avec sa femme et ses deux fils, Jamal et Jihad. « Nous sommes allés directement à la résidence de Hariri, où une foule massive s’était rassemblée. Je suis entré dans la salle de deuil et y suis resté un moment avant de rencontrer les fils de Hariri en présence du Premier ministre libanais Fouad Siniora. »
Par l’intermédiaire de Daaboul, le bureau de al-Assad souhaita plus tard obtenir des assurances que Khaddam assisterait aux funérailles à titre personnel et qu’il ne ferait pas de déclarations publiques. Khaddam se décrit comme ayant été « rappelé à l’ordre ».
Il ajouta : « Malheureusement, le régime syrien choisit de boycotter à la fois les funérailles et les cérémonies de deuil—une absence qui n’a fait qu’approfondir les soupçons concernant son implication dans l’assassinat de Hariri. Les journaux syriens officiels ont répercuté cette indifférence, leurs premières pages portant un titre détaché et impersonnel : ‘Explosion massive à Beyrouth.’ Il n’y avait aucune mention du nom de Hariri. »
Confrontation avec Assad
Le 27 février 2005, après une pause de quatre mois, Bachar al-Assad rencontra enfin Khaddam. « Après un bref échange de griefs, il dit : ‘Parlons politique et passons à ce qui s’est passé.’ » Leur discussion commença par l’Irak et les relations de la Syrie avec les États-Unis avant de se tourner vers les affaires intérieures.
Khaddam dit à al-Assad que « la situation interne est grave et profondément inquiétante… des réformes politiques et économiques doivent être entreprises immédiatement. » Al-Assad répondit : « Certaines modifications peuvent être apportées… nous pouvons remplacer certains responsables ayant une mauvaise réputation. » Pour Khaddam, « enlever quelques individus corrompus est une étape, mais cela ne résout pas le problème de fond… des mesures politiques structurelles sont nécessaires. »
Cela inclut la formation d’un comité pour rédiger une nouvelle loi sur les partis politiques et un autre pour réformer la loi sur les médias, expliqua-t-il à al-Assad. « Le problème fondamental en Syrie est l’absence de démocratie. Cela a fait de la Syrie le pays le plus arriéré du monde arabe. La Syrie ne peut pas se relever sans démocratie. »
Il ajouta qu’al-Assad semblait mal à l’aise, remettant en question la nécessité, la légalité, la mécanique et la popularité de telles réformes. Khaddam le rassura sur tous ces points. La conversation se tourna ensuite vers l’enquête en cours sur l’assassinat de Hariri. « Le rapport des enquêteurs internationaux sera accablant », dit Khaddam. « La commission de l’ONU tiendra à la fois le Liban et la Syrie responsables de l’assassinat de Hariri. »
Al-Assad, visiblement alarmé, demanda comment. Khaddam répondit que le dispositif « contenait 1,5 tonne d’explosifs de haute qualité—pas couramment utilisés au Liban—et l’explosion était de type terrestre, ce qui indique un niveau de sophistication supérieur à celui des acteurs locaux ».
Khaddam écrit qu’il rappela à al-Assad leur conversation avant qu’il ne parte en France, au cours de laquelle al-Assad avait dit qu’il ne soutiendrait pas la prolongation de la présidence de Lahoud, mais il l’avait pourtant fait. Khaddam rappela également à al-Assad qu’il lui avait suggéré d’entamer un dialogue avec la direction chrétienne menée par le Patriarche.
« Je sais que c’est un voleur »
Khaddam continua en disant à al-Assad : « Vous avez convoqué le président Hariri et lui avez assuré votre soutien pour la formation d’un gouvernement. Pourtant, en quelques jours, des obstacles insurmontables sont apparus, le forçant à se retirer. (Le chef des services de renseignement syriens au Liban) Rustum Ghazaleh a joué un rôle central dans l’aggravation de la situation. »

AFP
Les journaux libanais pleurent Rafic Hariri
« Ses actions ont alimenté une réaction contre la politique syrienne, non seulement parmi les chrétiens, mais aussi au sein de la communauté musulmane du Liban. » Khaddam rappela ensuite à al-Assad les menaces effrontées de Ghazaleh contre Hariri, en disant : « Si Hariri ne se soumet pas à nous, je vais le tuer. » Il demanda alors à al-Assad : « Pourquoi continuez-vous à protéger cet homme ? Il a disgracié la Syrie, imposé des extorsions et siphonné 35 millions de dollars de la Banque Al-Madina. »
La réponse d’al-Assad le stupéfia. « Je sais qu’il est un voleur. Il a construit des marchés entiers dans son village et un grand palais. » Alors pourquoi al-Assad le tolère-t-il, demanda Khaddam. « La faute revient à Ghazi Kanaan. C’est lui qui l’a recommandé. »
Khaddam continua à interroger al-Assad. « Vous reconnaissez que Ghazaleh est corrompu, mais en tant que commandant en chef et chef de l’État, vous permettez qu’il reste au Liban. Vous êtes le décisionnaire ultime, et vous êtes parfaitement au courant de ses transgressions—alors pourquoi est-il encore là ? Pourquoi n’a-t-il pas été tenu responsable ? » Al-Assad répondit qu’il « examinerait la question ». Il ne le fit jamais, dit Khaddam.
Retrait et démission
La conversation se tourna ensuite vers la mise en œuvre de la résolution 1559 de l’ONU, qui ordonnait le retrait des forces syriennes du Liban. « Notre engagement envers l’Accord de Taëf est clair », déclara al-Assad. « Nous respecterons la résolution, éviterons tout affrontement avec la communauté internationale et nous retirerons du Liban. »
Khaddam répondit : « J’espère que le retrait sera complet. Nous sommes restés au Liban pendant plus de 30 ans—il est temps de partir. » Al-Assad lui assura : « Le retrait sera total. Nos forces se redéploieront en Syrie, certaines seront positionnées pour sécuriser la frontière près de Deir al-Asha’ir. Tout le personnel de sécurité sera également retiré. » Le retrait complet eut lieu en avril 2005.
Avant la conférence régionale du Parti Baas cet été-là, Khaddam rencontra al-Assad et lui informa de sa décision, en disant : « Je voulais vous dire cela à l’avance pour que vous ne soyez pas surpris : j’ai l’intention de démissionner de mon parti et de mes fonctions officielles. J’ai servi dans le gouvernement pendant plus de 40 ans, dont 35 en tant que membre du parti. Il est temps pour moi de me retirer et de me consacrer à l’écriture. »
Sans surprise, al-Assad répondit : « Vous avez une grande expérience. » Khaddam dit qu’il « resterait en Syrie ». Al-Assad lui demanda alors de l’aider « à convaincre certains de l’ancienne garde de ne pas chercher à se faire réélire—des figures comme Abdullah al-Ahmar (secrétaire régional adjoint), Zuhair Masharqa (vice-président), Abdul Qader Kaddoura (ancien président du parlement) et Mustafa Tlass (ministre de la Défense et commandant en chef adjoint). »
Khaddam accepta d’essayer. Al-Ahmar et Tlass saisirent l’allusion, se souvint Khaddam, mais Masharqa et Kaddoura restèrent fermes et refusèrent de se retirer, craignant qu’al-Assad ne voie leur démission comme un acte de déloyauté.
Averti de rester silencieux
Alors que le Comité politique se préparait pour sa prochaine réunion, Khaddam prévoyait d’exprimer ses préoccupations, mais avant qu’il ne puisse le faire, son ami Ahmed Issa (ancien ambassadeur et haut fonctionnaire du Parti Baas) lui transmit un avertissement d’Assef Shawkat (le beau-frère de Bashar). « Vous savez combien je vous admire et vous respecte, » dit Issa, « mais vous faites face à un danger que vous ne pourrez pas supporter. »
Khaddam resta résolu en disant : « Personne ne m’empêchera de dire ce que je pense. » Le Comité politique se réunit le 6 juin 2005 sous la présidence du ministre des Affaires étrangères Farouk al-Sharaa. Khaddam se leva pour parler. « Après six décennies en politique, 41 ans au pouvoir et 35 ans à la tête du parti, j’ai décidé de renoncer à toutes mes fonctions tant au sein du parti qu’au sein du gouvernement, » dit-il.
« Cela ne signifie pas que je me retire des affaires politiques et nationales. J’étais déterminé à assister à cette conférence—la dernière—pour partager ma vision et mes perspectives, dans l’espoir que cette assemblée tirera des conclusions qui serviront la nation et le parti. » Khaddam fut l’un des très rares hauts responsables syriens à démissionner officiellement en Syrie, un geste que beaucoup considérèrent comme courageux, étant donné les conséquences potentielles.
Cependant, il quitta bientôt la Syrie pour Paris avec sa famille, après que des rapports de renseignement fassent état de complots pour le tuer. À la fin décembre 2005, il annonça sa défection du régime et donna une interview critiquant al-Assad. Le lendemain, le parlement syrien vota pour lui infliger des accusations de trahison, tandis que le Parti Baas l’expulsait.