Dans la deuxième partie d'une série en trois parties, l'ancien vice-président syrien Abdul Halim Khaddam se souvient d'une réunion houleuse entre les dirigeants syrien et libanais quelques mois avant l'assassinat de Hariri.Al Majalla
Pour marquer le 20e anniversaire de l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri, survenu le 14 février 2005, Al Majalla dévoile des extraits des mémoires de l’ancien vice-président syrien, aujourd’hui décédé, Abdel Halim Khaddam, qui seront prochainement publiées par Raff Publishing, une filiale du Saudi Research and Media Group.
Ces mémoires offrent un aperçu intime des coulisses du pouvoir à une époque charnière de l’histoire syrienne et libanaise. Khaddam y relate une rencontre décisive et houleuse entre Bachar al-Assad et Rafic Hariri.
Après la confirmation de Bachar en tant que président en juillet 2000, Khaddam — qui avait longtemps servi son père, Hafez — rencontra le nouveau chef d’État et lui présenta un mémorandum exposant des propositions de réformes politiques et du parti. Al-Assad accueillit ces idées avec une apparente ouverture, suggérant qu’elles soient discutées au sein de la direction du Parti Baas.
« Dans mes efforts de collaboration avec lui, je suis resté constant dans mes conseils et orientations, m’appuyant sur mon expérience des affaires de l’État et de la gouvernance, » écrit Khaddam dans ses mémoires. « J’ai préparé des études approfondies sur la réforme économique, ainsi que sur les améliorations administratives, judiciaires et éducatives. »
Il ajoute : « Même si mes inquiétudes quant à sa manière de diriger ont commencé à s’intensifier dès sa deuxième année au pouvoir, j’ai maintenu une relation professionnelle et cordiale avec lui. Il m’a toujours traité avec respect et considération. Je l’ai accompagné dans la plupart de ses visites à l’étranger et sommets internationaux, dont je supervisais minutieusement le bon déroulement.
« Il sollicitait fréquemment mon avis sur des questions politiques, et je lui faisais part de mes meilleures réflexions, convaincu que, par cet engagement, je servais mon pays et m’efforçais de le préserver du mal. »
ANWAR AMRO / AFP
Des manifestants pro-syriens portent des portraits du président libanais Emile Lahoud lors d'une manifestation en faveur de la prolongation de son mandat le 3 septembre 2004 à Beyrouth.
Prolongation du mandat de Lahoud
Parmi les nombreuses questions épineuses qui ont opposé Abdel Halim Khaddam à Bachar al-Assad, deux se sont particulièrement démarquées : les relations de la Syrie avec la France et la prolongation controversée du mandat du président libanais Émile Lahoud. Khaddam indique que cette dernière « a déclenché un débat houleux au Liban… une large majorité y était opposée, tandis qu’une petite faction seulement la soutenait. »
Lahoud ne bénéficiait d’aucun soutien international. En juin 2004, le président américain George W. Bush et le président français Jacques Chirac se sont rencontrés et ont conjointement condamné l’ingérence syrienne au Liban, exprimant fermement leur opposition à la reconduction de Lahoud au pouvoir.
Khaddam écrit : « J’étais pleinement conscient qu’une décision précipitée du régime syrien pouvait entraîner de graves conséquences. Lors de chaque échange avec le Dr Bachar, j’ai tenté de lui faire comprendre les dangers d’une prolongation du mandat de Lahoud, notamment en raison des pressions intenses que ce dernier exerçait sur le Premier ministre Rafic Hariri. »
En juillet de la même année, al-Assad convoqua Hariri à une réunion à 7h30 du matin en présence du général Ghazi Kanaan, du général de brigade Rustom Ghazalé et du colonel Mohammed Khalouf. « L’échange fut tendu et brutal, au point que la tension artérielle de Hariri monta en flèche, provoquant une soudaine hémorragie nasale, » se souvient Khaddam.
Al-Assad déclara à Khaddam plus tard dans la matinée qu’il avait « convoqué Rafic Hariri et lui avait parlé sans détour en présence de mes officiers. Je lui ai clairement fait comprendre qu’il ne devait soutenir aucun autre candidat à la présidence libanaise qu’Émile Lahoud. C’est moi seul qui décide qui gouverne le Liban, et quiconque ose me défier — je lui briserai les os. »
Khaddam fut stupéfait et contesta le président syrien : « Tu t’adresses au Premier ministre du Liban, un dirigeant qui représente les musulmans sunnites du pays. As-tu réfléchi aux conséquences si tes propos venaient à être rendus publics ? Comment peux-tu parler ainsi au Premier ministre libanais, et en plus devant des officiers ? En quoi cela sert-il tes intérêts, ou ceux de la Syrie ? »
Selon Khaddam, al-Assad tempéra alors son discours et ajouta : « Invite le Premier ministre Hariri à te rencontrer et essaie de réparer les choses. » Khaddam appela Hariri au téléphone. « Je ne remettrai plus jamais les pieds à Damas, » lui répondit ce dernier. Khaddam parvint toutefois à le convaincre de le retrouver chez lui, à Bloudan.
Lorsque Hariri arriva, Khaddam constata qu’il était « visiblement meurtri par ce qu’il avait vécu » lors de sa rencontre avec al-Assad. « Il m’a dit : “Je n’oublierai jamais cette entrevue avec Bachar al-Assad tant que je vivrai.” » Khaddam intervint : « Tu es un homme politique, tu ne dois pas prendre les choses aussi personnellement. Le président était sous le coup de l’émotion lorsqu’il t’a parlé. Je l’ai vu le jour même, et j’ai bien senti qu’il regrettait sa réaction. »
Assad fait marche arrière
Le 1er août 2004, Khaddam rencontra Bachar al-Assad pour discuter du mandat présidentiel de Lahoud. « J’ai décidé de ne pas prolonger son mandat, » lui annonça al-Assad. « Personne dans le monde ne soutient Lahoud — ni les États arabes, ni la majorité libanaise. Je lui ai déjà fait savoir que la Syrie n’avait pas l’intention de reconduire sa présidence. »
Connaissant l’instabilité des positions d’al-Assad, Khaddam le mit en garde : « J’espère que personne ne te poussera à revenir sur ta décision. Ni toi, ni la Syrie, ne pouvez en assumer les conséquences. » Al-Assad le rassura : il avait été « ferme et constant » dans sa position vis-à-vis de Lahoud.
Trois jours plus tard, alors que Khaddam se trouvait en France, il reçut un appel de Hariri : al-Assad avait, une fois de plus, changé d’avis. « Le Docteur est revenu sur sa décision concernant la prolongation, » lui annonça Hariri, utilisant le titre par lequel on désignait souvent al-Assad. « Il m’a convoqué à Damas pour une brève rencontre. »
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L'ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri et l'ancien vice-président syrien Abdul Halim Khaddam avant leur rencontre à Beyrouth, le 4 juin 2001.
Hariri déclara qu’on lui avait dit que Bachar al-Assad soutenait la prolongation du mandat de Lahoud, et qu’il s’était entretenu avec le politicien druze expérimenté Walid Joumblatt, qui lui avait conseillé d’accepter cette prolongation, puis de démissionner. Khaddam approuva ce conseil. « Tu ne peux pas faire face aux conséquences d’un refus catégorique… accepte la prolongation, puis quitte le Liban et annonce ta démission depuis l’étranger. »
Hariri transmit sa décision à l’officier du renseignement syrien Rustom Ghazalé, puis partit pour la Sardaigne retrouver sa famille. Quelques jours plus tard, alors que Khaddam se trouvait encore en France, Hariri l’appela de nouveau. « Si je retourne au Liban, est-ce que ma vie est en danger ? » demanda-t-il. La gravité de la question planait — une question qui, rétrospectivement, annonçait un destin tragique. Khaddam tenta de le rassurer : « Tu as satisfait à toutes les exigences. »
Pressions à l’ONU
À cette époque, les pays européens tentaient de convoquer une session du Conseil de sécurité des Nations unies concernant la présence militaire syrienne au Liban. La date de la session étant fixée, al-Assad demanda à son ministre des Affaires étrangères, Farouk al-Charaa, d’appeler son homologue espagnol, Miguel Ángel Moratinos. Selon Khaddam, si les Européens annulaient la session, la Syrie renoncerait à soutenir Lahoud et appellerait à de nouvelles élections présidentielles au Liban.
« Bachar a personnellement fait appel au Premier ministre espagnol, » rapporte Khaddam. « Il a réaffirmé son engagement envers l’accord. » En réponse, le chef du gouvernement espagnol s’entretint avec George W. Bush, Tony Blair et Jacques Chirac. Après plusieurs heures de négociations, ils acceptèrent de reporter la session — à condition que la Syrie tienne sa promesse.
Le ministre espagnol appela alors al-Charaa pour lui annoncer la nouvelle. « Nous attendons désormais que la partie syrienne contacte le président du Parlement libanais, Nabih Berri, afin d’annuler la session parlementaire consacrée à la révision constitutionnelle. » La réponse fut stupéfiante. Al-Charaa déclara : « Le Liban est un État souverain. Nous n’avons aucune autorité sur cette question. Si vous souhaitez en discuter, vous devriez appeler Berri vous-même. »
Khaddam se souvient : « Le ministre espagnol était visiblement abasourdi. Dès le lendemain, le Conseil de sécurité de l’ONU tint la session comme prévu et adopta la Résolution 1559, qui appelait sans ambiguïté au retrait de la Syrie du Liban et à la fin de son ingérence dans les affaires libanaises.
« Elle exhortait également le Liban à organiser des élections présidentielles libres de toute influence étrangère, réaffirmait la souveraineté et l’indépendance du pays, et exigeait le démantèlement de toutes les milices armées non étatiques. Adoptée en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies, la résolution plaça le régime syrien sous surveillance internationale directe, marquant un tournant décisif dans son implication politique au Liban. »
Le casse-tête Hariri d’Assad
Khaddam se posait de nombreuses questions. Pourquoi ce revirement de la part de Bachar al-Assad ? Pourquoi passer par l’Espagne comme intermédiaire ? Pourquoi proposer une chose pour y renoncer quelques heures plus tard ? Il rentra de France le 5 septembre 2004 et rencontra al-Assad le lendemain. Le président syrien lui parla alors de ses récentes rencontres avec le député américain Darrell Issa — qui s’était dit prêt à faciliter une amélioration des relations syro-américaines — ainsi qu’avec Martin Indyk, ancien conseiller à la sécurité de Bill Clinton.
Puis al-Assad révéla : « Nous avons reçu des renseignements selon lesquels les États-Unis et la France ont conclu un accord pour expulser la Syrie du Liban — et Rafic Hariri aurait joué un rôle central dans l’élaboration de ce plan. »
Peu convaincu, Khaddam répondit : « C’est difficile à croire. Hariri m’a confié, après sa conversation avec toi, que malgré ses réserves sur la prolongation du mandat, il finirait par s’y plier. Il n’avait aucune intention d’adopter une position qui mettrait en péril la présence syrienne au Liban. »
Mais al-Assad resta inflexible. « J’ai donné pour instruction à (Farouk al-Charaa) de se rendre dans plusieurs capitales européennes pour clarifier notre position et solliciter le soutien du ministre espagnol des Affaires étrangères. » Khaddam le mit en garde : « L’Espagne ne peut pas agir de manière indépendante de l’Union européenne en matière de politique étrangère, » ajoutant que l’ambassadeur d’Espagne auprès de l’ONU présidait le Conseil de sécurité lorsque la Résolution 1559 a été adoptée… « Envoyer al-Charaa dans cette mission est mal avisé — l’Europe est déjà profondément irritée par la Syrie. »
Appel à la réconciliation
Concernant les conséquences de la Résolution 1559, Khaddam déclara que l’option « la plus sage » serait que Lahoud démissionne, afin de permettre une nouvelle élection présidentielle. « L’alternative, qui pourrait aider à contenir les retombées, nécessiterait de la part de la Syrie des concessions stratégiques — au premier rang desquelles, une réconciliation avec la direction chrétienne et l’ouverture d’un dialogue avec le patriarche Nasrallah Boutros Sfeir. »
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Le président syrien Bachar el-Assad (au centre) et le vice-président de l'époque, Abdul Halim Khaddam (à droite), au Parlement à Damas, le 10 mars 2003.
Khaddam dit à al-Assad qu’il « devait personnellement superviser ce dialogue », mais al-Assad hésita et demanda : « Comment puis-je négocier avec le Patriarche ? D’autres peuvent être associés aux discussions. » Le Patriarche était le chef des chrétiens maronites du Liban et, à la fin des années 1980, avait contribué à mettre fin à la guerre civile libanaise (quelques mois plus tard, Sfeir soutiendrait la Révolution du Cèdre qui mènerait au retrait des troupes syriennes du Liban).
Khaddam suggéra alors qu’al-Assad invite à Damas des dirigeants libanais comme Nabih Berri, Rafic Hariri, Walid Joumblatt, ainsi que Hassan Nasrallah du Hezbollah, pour des pourparlers de réconciliation, puis qu’il « les investisse de la mission d’ouvrir un dialogue avec les dirigeants chrétiens afin de jeter les bases de la formation d’un gouvernement d’union nationale ».
Avec déception, Khaddam ajouta qu’il « quitta la réunion en s’attendant à ce que le Dr Bachar prenne des mesures décisives en faveur de la réconciliation, mais rien de tel ne se produisit ». Le 21 septembre 2004, Hariri rencontra Khaddam à Damas (ce qui allait être sa dernière visite dans la capitale syrienne).
Hariri évoqua les grandes étapes de sa coopération avec le pouvoir syrien, avant d’exprimer son acceptation à contrecœur de l’amendement constitutionnel — un accord auquel il était parvenu malgré ses profondes réserves. Toute perspective de collaboration entre lui et le président Émile Lahoud, insista-t-il, était inenvisageable.
Il déclara également qu’il ne croyait pas que diriger le prochain gouvernement servirait les intérêts de la Syrie. « En tant que musulman et fils arabe de Saïda, je ne pourrais jamais poser un acte qui nuirait à la Syrie ou affaiblirait son influence au Liban », aurait-il dit. Khaddam partagea cette analyse, estimant que la formation du prochain gouvernement libanais par Hariri « n’est pas dans ton intérêt ».
Un soutien trompeur
Le lendemain, le président syrien rencontra Rafic Hariri pour ce qui allait être leur ultime rencontre. Selon Khaddam, al-Assad tenta de réaffirmer l’engagement de la Syrie envers Hariri, saluant sa coopération, notamment son acceptation de la prolongation du mandat de Lahoud. Hariri réaffirma, de son côté, son attachement à la Syrie. En réponse, al-Assad déclara : « Je ne tiendrai compte d’aucun rapport te concernant, d’où qu’il vienne — je les jetterai directement à la poubelle. »
La rencontre se termina sur la promesse de se revoir avant la fin de l’année 2004, et Khaddam affirma que Hariri repartit soulagé, convaincu — peut-être pour la première fois depuis longtemps — d’avoir trouvé un terrain d’entente avec Damas.
À cette période, le Front national progressiste syrien se réunit, et le ministre des Affaires étrangères Farouk al-Charaa y prononça un exposé politique. À la question de savoir si Hariri allait former le prochain gouvernement libanais, al-Charaa répondit : « C’est hors de question. Hariri conspire contre la Syrie avec Chirac, qui reçoit de l’argent de lui. »
Selon Khaddam, cette déclaration provoqua une onde de stupeur dans la salle — d’autant plus qu’al-Assad venait de rencontrer Hariri quelques jours auparavant. Inquiet des conséquences, Khaddam demanda à al-Assad s’il avait chargé al-Charaa de tenir de tels propos. Visiblement agacé, al-Assad répondit : « Je ne lui ai jamais donné de telles instructions. Qui lui a même demandé de parler du Liban ? Qu’a-t-il à voir avec ça ? »
Un processus entravé
Soucieux de limiter les dégâts, al-Assad demanda à Khaddam : « Appelle Hariri et transmets-lui ce message de ma part : il n’y a pas d’autre Premier ministre pour le Liban que Rafic Hariri ; toute autre rumeur est fausse. » Khaddam s’exécuta. Mais Hariri était frustré : « Tes hommes et Lahoud bloquent tout le processus » de formation du nouveau gouvernement, lui dit-il.
L’officier du renseignement syrien Rustum Ghazalé aurait affirmé à Hariri que la Syrie « n’interviendrait pas et n’avait aucun lien avec la formation du gouvernement », malgré le message d’al-Assad. Hariri ajouta alors que le président du Parlement, Nabih Berri, lui avait « conseillé de se retirer ». Là encore, Khaddam approuva : « Organise ton départ immédiatement et présente ta démission depuis l’aéroport. »
Hariri s’exécuta, publiant un communiqué officiel dans lequel il s’excusait de ne pas avoir pu former un gouvernement. Il conclut par ces mots : « Je confie le Liban et son peuple à Dieu. » Ces mots résonnent aujourd’hui comme un adieu glaçant. « On aurait dit qu’il pressentait que son sort était scellé », se souvient Khaddam.
Lorsque Khaddam demanda à al-Assad pourquoi la formation du gouvernement libanais tardait, la réponse fut tout aussi inquiétante. « Je me prépare à une confrontation avec les Américains », dit-il. « Je ne peux pas la mener avec Hariri. » À cet instant, Khaddam comprit : ce blocage n’était pas fortuit. Il était délibéré, minutieusement orchestré par al-Assad lui-même. Et comme il le conclura plus tard, al-Charaa était au courant depuis le début.